ENTRETIEN AVEC PRÏNCIA CAR (RÉALISATRICE), LÉNA MARDI (SCÉNARISTE) ET JOHANNA NAHON (PRODUCTRICE)
LE DÉSIR
Prïncia Car : On demande aux filles d’être sexy mais pas trop, parce qu’il faut se faire respecter... Et, au fond, d’être expérimentée et vierge à la fois. Ça n’a aucun sens. Et c’est sempiternel - dans Mustang, c’était déjà le cas. La maman et la putain, c’est ça, notre héritage, et on est tous coincés là-dedans. J’ai vécu ça, moi aussi, dans ma jeunesse, ça n’est pas une question de milieu. Après, dans certains milieux, on parle plus facilement de sexualité... Pour cette jeunesse, pour ce groupe de jeunes dont parle le film, c’est plus compliqué : ils ont une pression des parents, de la tradition, et de la religion que moi, je n’avais pas.
Johanna Nahon : Les mentalités bougent, mais très doucement. Moi, quand j’allais en colonie de vacances, c’était pareil : les filles qui embrassaient trop de garçons étaient très mal vues. Les autres étaient respectées... À condition de ne pas paraître trop coincées non plus. La différence, avec les jeunes femmes d’aujourd’hui, c’est qu’elles ont grandi avec MeToo. Les réseaux sociaux, avec la parole qui se libère, leur offrent d’autres modèles et les aident certainement à vivre leurs désirs, à penser leur place autrement.
Léna Mardi : L’écriture du film a épousé l’évolution de Leïa (Yasmine). Quand on a commencé, elle avait seize ans, et se mettait une pression très forte : il fallait qu’elle se « préserve » pour celui qui deviendrait son mari, avec qui elle formerait un « couple parfait ». Elle a tellement changé en quatre ans ! Moi, elle m’a beaucoup impressionnée... Elle a pris conscience des évolutions de la société et elle a eu très envie de les embrasser. En fait, c’est ça aussi que le film raconte.
LES FILLES
Léna Mardi : Dès les toutes premières étapes d’écriture, il y avait ce groupe de jeunes, plusieurs garçons, deux filles, et la question de l’émancipation. Le personnage de Carmen a toujours été là, aussi, avec son besoin d’amour infini : elle va d’abord projeter toutes ses attentes sur les garçons, avant de se rendre compte que Yasmine existe... C’est drôle, parce qu’on a pu écrire dix milles versions du scénario, mais les deux filles sont toujours ressorties de l’histoire main dans la main. Comme dans tout ce que Prïncia écrit, d’ailleurs : elle a une sœur jumelle, et chacun de ses films raconte une alliance indéfectible entre deux personnages féminins.
Prïncia Car : J’ai mis du temps à l’accepter, je voulais qu’on revienne sur les garçons, mais en fait, c’était une évidence d’accompagner la trajectoire de Carmen et Yasmine, de raconter ce mouvement, porté par leur force, et leur liberté. Dans le groupe, dans la société, les filles sont souvent plus maltraitées, elles ont une place en apparence plus étriquée, mais elles sont très malignes : en apparence, elles se plient aux règles, pour ne pas avoir de problèmes. Alors qu’entre elles, elles parlent. Elles réfléchissent, elles fouillent, elles avancent, et quand ça ne va pas, elles peuvent pleurer : la parole, ça les sauve. A l’inverse, le groupe inhibe les émotions des garçons : on ne formule pas ses doutes, ses peurs, sa tristesse, parce que ça, c’est pour les faibles. Mais comment voulez-vous vous déconstruire si vous ne parlez pas ?
Johanna Nahon : Au moment où Yasmine s’émancipe, se donne le droit d’exister, l’horizon s’ouvre, la caméra de Prïncia aussi, et le spectateur, enfin, la voit. Les filles ont les pires places dans le groupe... Donc elles ont tout à gagner à partir. Omar, c’est le chef. S’émanciper, pour lui, ce serait accepter de perdre le pouvoir.
L’AMITIÉ
Johanna Nahon : On s’est rencontrées toutes les trois au moment où on démarrait dans le métier. Moi, j’ai eu le sentiment de trouver un refuge dans notre amitié, un endroit où on pouvait tout se dire, être nous-mêmes, sans avoir peur. C’était en 2015, deux ans avant le grand virage MeToo. Entre nous, ça a tout de suite été très fort, un peu à l’image de ce que vivent Yasmine et Carmen : face à la violence du monde, on va se soutenir, se protéger, on va faire corps, et on va avancer ensemble. On va grandir ensemble.
Léna Mardi : Ce qui nous réunit, c’est la joie de tout découvrir ensemble. C’est notre premier long métrage, pour toutes les trois : on a cherché ensemble, inventé ensemble, au fur et à mesure, une façon de travailler, on s’est beaucoup écoutées. On était très patientes, les unes avec les autres, disponibles, même quand c’était dur. Tout était nouveau pour nous. Donc on était très libres.
Prïncia Car : On devrait valoriser l’amitié au moins autant que le couple. On vit dans un monde où la réussite passe avant tout par le couple, et bien entendu, le couple hétérosexuel. C’est une injonction très forte et tout est articulé autour. Omar et Yasmine sont adulés par le groupe parce que c’est le chef, et la femme du chef, et qu’ils vont se marier... Ce qu’on a voulu dire, nous - sans doute inconsciemment, c’est : laissez-nous tranquille ! Les amitiés entre femmes sont tout aussi valables, et sans doute même plus stables. Parce qu’on le vit toutes les trois, on le sait : elles sont reposantes. Elles nous libèrent. Et elles nous rendent plus fortes.
LES GARÇONS
Léna Mardi : Omar est coincé par l’image qu’il a de lui-même, et le rôle qu’il doit jouer. Il n’a que dix-neuf ans, mais, parce qu’il est le chef du groupe, il pense avoir la responsabilité de tout le monde. Quand Carmen, son amie d’enfance, revient, il se retrouve tiraillé entre son envie de la protéger, et le désir qu’il a pour elle. Il se retrouve acculé, dans une position impossible parce qu’il n’a pas les bons codes : la masculinité toxique et la misogynie le piègent, lui aussi. Il a le sentiment de tout faire bien, de cocher toutes les cases, mais il voit que ça ne fonctionne pas, que quelque chose lui échappe. Parce qu’il n’arrive pas à accueillir, et à formuler, simplement, ses désirs et ses émotions, petit à petit, il s’enlise...
Prïncia Car : Avec le temps, et la confiance qui s’est installée entre eux et moi, j’ai vu les garçons du groupe prendre un réel plaisir à me parler de ce qu’ils traversaient, de leurs sentiments, leurs doutes, leurs questionnements... De fil en aiguille, j’ai eu, avec eux, un tas de discussions sur la sexualité. En fait, eux aussi sont prisonniers d’un carcan lié à leur genre, et la virilité c’est aussi une somme d’injonctions contradictoires. Mais comme, entre eux, ils ne parlent pas... Et comme il leur semble impossible de développer de l’attachement, de la tendresse, de l’amitié avec des femmes... Ce sont des cocottes minutes prêtes à exploser.
Johanna Nahon : Il n’a jamais été question de les condamner. Ce que le film raconte, c’est qu’eux aussi sont prisonniers d’un système, et des injonctions qui vont avec. Je suis souvent descendue à Marseille, avec Lena, voir Prïncia travailler. Après les séances d’improvisation, on avait des débats avec les jeunes et chacun commentait ce qu’il venait de se passer. Parfois, on les confrontait : « les gars, vous voyez bien qu’il y a un problème dans votre façon de traiter les filles ». Ils nous répondaient : « il y a des codes, ça n’est pas nous qui les avons inventés. Et c’est difficile d’en sortir ». Le film leur fait prendre conscience qu’il serait peut-être temps de les réinventer/redéfinir.
LES ACTEURS
Prïncia Car : J’ai rencontré des centaines de jeunes, mais ceux-là, c’est vraiment le canal historique – le groupe avec lequel je travaille depuis le début. Ça fait huit ans qu’on fait du théâtre ensemble, huit ans qu’on échange, on a appris à se faire confiance, et je m’autorise à tirer, en eux, des ficelles très intimes : je sais avec qui je peux parler de quoi. Dans les dialogues, ils sont très libres de leurs mots, mais je les dirige à l’émotion près. Et je sais que, dans le jeu, ils s’autorisent à être autre chose qu’eux-mêmes. Et ils y prennent un réel plaisir : dès notre premier film ensemble, Barcelona, ils se sont rendu compte qu’être acteur, c’était être qui on voulait. Depuis, ils se sont professionnalisés, mais ils ont gardé cette envie, et cette possibilité de se réinventer.
Léna Mardi : Moi, je n’avais jamais vu ça, des acteurs qui n’ont jamais joué de leur vie et qui sont capables de saisir aussi vite tous les enjeux d’une scène, et d’inventer encore de nouvelles blagues, de nouvelles punchlines, même après vingt prises... On a fini par écrire un scénario, mais, sur le tournage, on a volontairement gardé des zones de liberté. Ils sont hyper malins. Ils ont une créativité de dingue, et un amour du langage sans limites : avec eux, les impros peuvent durer quatre heures, et ils nous surprennent encore, et ils se font marrer entre eux... En dehors du plateau, ils ont parfois des vies compliquées. Leur force , et même, leur moyen de survie, c’est la tchatche. Et ils s’en servent incroyablement bien.
Johanna Nahon : Ça n’est jamais simple, de financer un film avec des inconnus, non professionnels qui plus est. Mais on y est arrivées... Et c’était vertigineux. Il n’y a pas un jour où je n’ai pas eu peur que tout se casse la gueule. Pendant quatre ans, on a douté tous les jours de tout. Mais quand on travaille avec ses plus proches amies, on peut s’appeler n’importe quand, et même en pleine nuit, pour se le dire, et pour se soutenir. Ca, ça change tout.
LE TOURNAGE
Johanna Nahon : On avait vingt-cinq jours de tournage, et un budget pas illimité, donc c’était intense... Mais joyeux. Le plan de travail prévoyait de commencer à la mi-journée et de terminer tard dans la nuit, et ça, c’est épuisant. Surtout qu’avec la capacité d’improvisation des comédiens, on débordait toujours largement... Dès le deuxième jour, on était en heure sup’. Mais on s’adapte, et on réécrit, et on tourne à nouveau : c’est comme ça qu’on arrive à choper le naturel des acteurs, et la force de leur personnage. Souvent, sur un tournage, se produisent des choses qui te dépassent. Il faut savoir les attraper.
Léna Mardi : Tout est tourné en décor naturel, in situ. Prïncia ne voulait pas de quatrième mur, et le chef opérateur pouvait filmer à 360°, pour être au plus près du réel. Le centre, c’est vraiment le centre. L’appartement d’Omar donne vraiment au-dessus. Et à côté, il y a vraiment un snack... On tournait dans la rue, les gens passaient, on discutait avec eux, et, au fil des semaines, un quotidien de quartier s’est installé : ça, ça a profondément nourri le film. Évidemment, comme on maîtrise moins, il y a des ratés – et il y a eu beaucoup de montage, mais c’est ce qui permet cette justesse, cette vérité qu’on cherchait.
Prïncia Car : C’est drôle comme, le premier jour, tout était à la fois extraordinaire et habituel. On hallucinait de voir la taille de l’équipe, on se disait « on y est, on l’a fait », on en revenait pas. En même temps, travailler ensemble, on savait faire, et ça, c’était très rassurant. Ça a permis au tournage d’être fluide. Et joyeux. Moi, j’en ai aimé chaque instant. Les jeunes étaient exceptionnels, pros, hyper ponctuels, et surtout heureux d’être là. Ils le disaient tous les jours, et l’équipe en était stupéfaite. Moi, ça m’a donné un cap : garder la joie de la création, même quand c’est dur, même quand il y a des scènes qu’on ne rentre pas. Parce que c’est une chance de faire ce métier-là.
LE QUARTIER
Prïncia Car : Je ne me suis pas réveillée un matin en me disant : « je vais faire un film sur les quartiers Nord de Marseille ». Il se trouve que j’ai formé, un peu comme mes parents, une troupe de création, avec des jeunes qui, eux, vivent là-bas. Et comme ils sont très impliqués dans l’écriture, ils la teintent de ce qu’ils sont : jamais dans la demi-mesure, toujours un peu explosifs, avec un humour à toute épreuve. Ca, c’est sans doute plus spécifique. Mais parce que sans humour, dans le quartier, tu te fais piétiner.
Léna Mardi : Moi qui ai grandi très loin de Marseille, j’ai été frappée, pendant tout le casting, par la force et l’aisance des filles. Ça aussi, ça colore le film. Les thématiques qu’on aborde, les questions qu’on pose sont universelles. Mais ces jeunes ont une manière bien à eux d’y répondre.
Johanna Nahon : Il fallait le sud pour l’esthétique du film, pour sa lumière, pour ses couleurs, pour l’énergie que donne la mer... Marseille est une ville cosmopolite, bouillonnante, une ville de mouvement, une ville de rencontres. C’est ça aussi qui donne son effervescence au film. On aurait tourné ailleurs, on aurait fait un autre film.
L’IMAGE
Prïncia Car : Depuis toujours, je travaille en caméra portée pour donner aux acteurs le plus de liberté possible. Pas seulement dans leurs mots, mais aussi dans leurs mouvements : s’ils improvisent un geste, un déplacement, je veux pouvoir les suivre. Et puis je suis très fan des gros plans, pour être au plus près de leurs émotions... Mais aussi parce que j’adore mes acteurs. Je les trouve magnifiques, plein de poésie, physiquement, ils racontent une histoire et je voulais la raconter - qui sait, avec d’autres acteurs, sur le prochain, je ferai peut-être autrement ! Après, c’est un vrai défi, au moment du tournage, comme au montage, ou au mixage, de capter la ferveur du groupe, sans noyer la dramaturgie... Par ailleurs, on tournait en bord de mer, et ça aussi, c’est un vrai challenge, notamment pour le son. Je voulais qu’on l’entende, sans qu’elle nous submerge. En fait, je voulais parvenir à rendre, au plus près de la vérité, ce que c’est qu’un été à Marseille. Du lever au coucher du soleil, on a une lumière qui inonde toute la cité, un horizon qu’on a nulle part ailleurs.
Johanna Nahon : Notre rencontre, à toutes les trois, c’est aussi une rencontre de cinéma. On a passé des heures ensemble à regarder des films et à en discuter. On a des références communes : Jacques Demy, ou Emir Kusturica, par exemple. Marseille est un écho à ces univers-là. On la filme souvent sombre, voire noire, avec tous les clichés qu’on peut avoir sur ses quartiers populaires... En réalité, elle est très colorée, vive, éclatante, même. Et Prïncia voulait qu’on travaille dans ce sens-là, pour le cadre, les décors, comme les costumes. On a une approche naturaliste dans la narration et le jeu des acteurs, mais on voulait aussi produire un bel objet de cinéma.